“Les cahiers de la Classe des Beaux-Arts. 190.6. Société des arts de Genève” 2011

Karine Tissot

Des soldats sont sur le toit d’un tank. L’un d’entre eux a le corps à moitié plongé dans l’entrée de 
la machine. Soudainement, des entrailles du véhicule, il extrait un enfant, puis un deuxième et un troisième. Tous trois sont contents, rieurs, ils ont visité le tank et peuvent repartir de plus belle. Loin d’un contexte de guerre, le tank est parqué au milieu d’une manifestation americano-allemande (53. Deutsch-Amerikanisches Volksfest 2010, Grafenwöhr) mêlée à une fête foraine. Le temps de quelques jours, de vraies machines de guerre sont à découvrir sur des airs de hip-hop ou de musique folkorique. Des rencontres sont aussi possibles avec des vrais soldats entre deux vrais stands de barbapapas et de saucisses. Nous sommes au milieu d’un camp militaire américain implanté en Bavière.
Gabriela Löffel découvre ce lieu par le biais d’un blog trois ans plus tôt. Il s’agit d’un camp dont 
le décor se redéfinit en fonction de l’actualité des guerres. De fait, aujourd’hui, les maisons ont les toits plats de l’architecture irakienne et les figurants ont des airs arabes. Ces derniers, tenus à la clause de confidentialité, ne peuvent témoigner de leur passage sur ce site. Malgré cette contrainte, Gabriela a rencontré deux anciens figurants qui ont bien voulu s’ouvrir à elle pour raconter cette expérience hors du temps et hors de la réalité.
Leur récit a été scrupuleusement transcrit avant d’être remis entre les mains d’un journaliste professionnel qui l’a réinterprété à la demande de l’artiste. L’enregistrement audio est augmenté de sons d’ambiance créés par un bruiteur. Depuis 2002, Gabriela utilise la caméra comme un outil d’observation. Le corps, souvent au centre de ses préoccupations, peut être compris ici comme un vecteur de communication. Dans ce travail, elle met à plat différents niveaux d’information en traitant séparément le son de l’image et le texte de son auteur. Par la superposition de tous ces paramètres dans la vidéo finale, elle donne à voir une forme de métaphore de ce camp qui organise des scénarios au plus proche de la guerre. Il s’agit en effet de la dernière station d’entraînement pour les soldats américains envoyés par la suite sur le front en Afghanistan. La végétation bavaroise définit le cadre où l’ennemi (pour la partie civile) est simulé notamment par des étudiants allemands engagés sur casting. Où se situe la limite entre le décor, la fiction, la projection, l’imagination et la réalité ? Ces mises en scène ne font-elles pas écho aux jeux de rôles, aux jeux vidéo, aux simulateurs numériques ? Des visites guidées sont organisées toute l’année sur ce camp en constante activité, comme s’il s’agissait d’un parc naturel ou d’un parc d’attraction. Le travail 
de Gabriela pose les questions de cette réalité sans jouer la carte du documentaire, laissée aux professionnels. En tant que plasticienne, elle procède par délégation, créant ainsi des filtres intermédiaires qui empêchent toute interprétation trop rapide de ce qui est donné à comprendre. 
Le film tourné non pas in situ mais en studio permet de relativiser le sentiment de la réalité, peut-être pour mieux admettre ce qu’on a de la peine à croire.