Kunstbulletin 05. 2011

“La fiction comme expérience des réalités”
Françoise Ninghetto

L’existence d’un camp d’entraînement militaire américain implanté en Allemagne a déclenché les récentes recherches de Gabriela Löffel. Celles se concentrent avec acuité dans une installation vidéo-audio ‹Setting› présentée dans l’exposition ‹Crosnier Extra Muros› de la Société des Arts de Genève qui lui a décerné son Prix artistique.
C’est la voix qui d’abord nous happe dans la semi-obscurité de l’installation. Une voix de femme qui, sans affect, parle d’insurgés, de soldats, de bombes, d’ambulanciers, de fusils… Rapidement on comprend qu’il ne s’agit pas du récit d’une guerre réelle et vécue mais celui de l’expérience troublante qui consiste à endosser le rôle de figurant dans un camp d’entraînement militaire. Ce n’est pourtant pas sur cette zone militaire que Gabriela Löffel va diriger sa caméra. Mais sur ce que peut révéler le décalage entre le réel et l’imaginé, l’existant et le simulacre.
Elle avait déjà commencé cette (en)quête sur le lien entre la guerre et le langage dans une vidéo précédente, ‹The Easy Way Out›, 2010, qui avait eu pour point de départ une discussion presque furtivement enregistrée au bar d’un hôtel situé au bord de ce même camp bavarois. Des trois personnes rencontrées, un soldat, une vendeuse de voitures et la propriétaire de l’hôtel, nous ne connaîtrons pas leur visage. La conversation constitue l’épitase du travail qui tente de comprendre l’entrelacement des fils du discours, des mots et des silences. Elle est mise en scène, retranscrite, traduite et lue par trois interprètes professionnels qui leur donnent corps comme un comédien pourrait le faire, à cela près que ces traducteurs sont dans des ‹cabines› individuelles, grises, casque d’écoute sur la tête, stylo à la main et micro à portée de voix. Ce procédé de distanciation est complété par le dispositif de l’installation vidéo : même cadrage pour les trois personnages, projection frontale sur trois écrans et, pour le spectateur, un casque sur la tête, il ne lui est donné d’entendre qu’un interprète à la fois et donc de ne saisir la ‹conversation› que par des monologues fragmentés par des silences.
UN TERRITOIRE AMBIGU
Revenons à ‹Setting› et à l’expérience liée à ce camp militaire dont Gabriela Löffel a appris l’existence par l’Internet. Passablement flouté sur les images satellites de Google Earth, on le découvre difficilement, presque ironiquement situé dans l’une des grandes réserves naturelles d’Allemagne, en Bavière, dans la région de Grafenwöhr. Repris comme camp d’entraînement de l’armée des États-Unis d’Amérique (il a fêté son centenaire en 2010, agrandi sous Hitler il a également servi de camp de détention), il comprend en permanence plus de mille soldats. Vaste zone isolée par des fils de fer barbelés dans laquelle les civils n’y entrent pas sans autorisation, il constitue un territoire limite, frontière et, surtout ambigu. La possible justification de ce camp américain en territoire allemand réside dans une notion que l’information politico-militaire a fait, depuis quelques années, entrer dans notre mode de pensée, la guerre préventive. « Dernier terrain où s’exercent les soldats américains avant d’être envoyés en Irak ou en Afghanistan », il est, remarque Gabriela Löffel , « un univers où la vie est mise en jeu pour essayer de préserver cette même vie ».
Après une visite guidée du camp, organisée par une association locale pour les habitants de la région, Gabriela Löffel savait qu’elle avait trouvé là matière à réflexion et qu’elle allait y engager son travail vidéo. Elle y retourne une deuxième fois en 2010, lors d’une fête germano-américaine populaire durant laquelle des soldats faisaient visiter des tanks stationnés le long de rues bordées de maisons aux formes arabisantes. Mais que faire avec ces informations, finalement si fragmentaires qu’elles paraissent aisément réductibles à des stéréotypes ?
LA PAROLE ET LES SILENCES
Gabriela Löffel ne se sert pas de la caméra pour enregistrer des images ‹en direct›, le reportage et le documentaire ne constituent pas son terrain d’action. Sa caméra est bien un outil d’observation mais de situations – il n’est sans doute pas erroné de parler de mises en scène – qu’elle crée. Qui ne sont jamais décontextualisées du sujet qu’elle veut traiter. Mais elle manie l’obliquité. C’est dans cet écart, provoqué par sa manière de se d’aborder le sujet, que son travail ouvre à des réflexions sur le sens de ce que l’on comprend du monde lorsqu’on prend conscience de la fragmentation de nos connaisances.
Ainsi, ‹Setting› sera une nouvelle étape dans sa réflexion autour de la parole. À la suite de sa deuxième visite du camp, elle cherche à obtenir des informations plus précises sur ceux qui, face aux soldats, jouent le rôle des ennemis : les figurants. Ces derniers, communément des Allemands (actuellement préférence est donnée à des figurants arabes), sont engagés pour des périodes de trois semaines durant lesquelles ils endossent différents rôles, blessé, villageois attaqué, terroriste, insurgé…Leur contrat leur impose de taire le travail qu’ils ont effectué pour l’armée américaine. Malgré cette interdiction, Gabriela Löffel a réussi à rencontrer deux figurants qui ont accepté de lui raconter leur si particulière expérience. Pas de déclarations politiques, ils égrènent des situations vécues dans un réel hors du réel… Leurs récits rappellent ces jeux de rôles qui à la fin des années 1960, à la suite de la parution du ‹Seigneur des Anneaux›, 1966, prirent une forme nouvelle créée par Gary Gygax, le ‹Chainmail›. Ces ‹jeux de guerre› qui connaissent une florissante postérité prolongée dans les jeux vidéo.
Tout à l’écoute de la narration des situations guerrières, l’image vient nous surprendre. Celles que l’on voit sur les deux écrans sont muettes, elles ne sont en rien illustratives. Muettes mais pas silencieuses : elles montrent un bruiteur roulant sa valise, marchant sur du gravier, tordant une laitue, agitant un baguette… Des sons qui évoquent un corps en léger mouvement, un corps qui se fige, le vent qui bruisse. Cette présence du son, un peu insolite, renvoie aux bruits incessants et puissants qui dominent la campagne alentour du camp. Hors de vue, la guerre fictive transmet, par les bruits des avions, des hélicoptères et des tirs, l’insupportable de sa réalité. On ne s’étonne pas d’apprendre que Gabriela Löffel cite Karl Kraus (1874-1936) comme une de ses références intellectuelles. Ce satiriste qui a stigmatisé la guerre et le bellicisme tout autant que le faux-semblant généralisé du monde ‹développé› moderne qui n’est pas moins barbare qu’auparavant mais qui a seulement appris à mieux se farder. Karl Kraus qui a consacré une grande partie de son travail à lire attentivement la presse pour l’analyser et en montrer l’imposture à partir de « l’usage qu’elle fait du langage, de la déformation du sens et de la valeur, de la façon dont sont vidés et déshonorés tout concept et tout contenu ».

Françoise Ninghetto
Historienne de l’art et conservateur au Mamco-Genève

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